À la fin de l’année, j’ai sympathisé avec une personne rencontrée lors des promenades avec mon chien Rodin. Je vais l’appeler Gwen. À ce moment, nos horaires de sortie coïncidaient et nous avons discuté régulièrement. Gwen avait pour habitude de raconter tout ce qui lui passait par la tête : ce qu’elle a mangé au petit déjeuner, ses rendez-vous médicaux, sa liste de course, sans oublier ses problèmes qu’elle ne manquait pas de tourner en croisades.
Immanquablement, après m’avoir raconté ce qu’elle avait sur le coeur et dans la tête, elle me demandait : “Et toi, que racontes-tu ?”
Je rencontre souvent des gens loquaces qui, comme Gwen, ont cette capacité à mettre en scène leur vie et leurs rencontres. Et je soupçonne que vous aussi. Un regard ou une remarque anodine suffisent pour lancer une machine à histoires bien huilée qu’on a parfois du mal à arrêter. Quand elles ont terminé, ou qu’elles se disent qu’elles ont peut-être trop parlé, elles nous invitent à notre tour à devenir le narrateur de nos aventures.
Pendant longtemps je n’ai pas su le faire et j’enviais cette capacité naturelle à mettre en valeur ces épisodes de vie. Mes réponses laconiques ou mes tentatives maladroites n’avaient pour effet que de les inciter à continuer leur monologue. Je me suis souvent demandé si elles agissaient comme ça par manque d’intérêt pour les autres.
Pourtant, j’avais soif de dialogues stimulants. Donc, désireux de savoir pourquoi, j’ai finalement demandé à Gwen.
Je t’autorise à me poser des questions
Un jour que nous marchions sur les quais de Seine avec nos chiens, j’ai proposé à Gwen de me poser des questions comme si elle voulait apprendre à me connaître. Elle m’a dit une chose étonnante : “j’ai peur de te déranger avec mes questions.”
Ça n’est pas sa crainte de déranger qui m’a surpris, elle était évidente dans ses interactions avec les joggers et les passants que nous croisions. C’est la réalisation que nous étions les compléments parfaits pour ce genre de conversations. Pour elle, parler de soi était acceptable alors que poser des questions à une autre personne ne l’était pas. Et pour moi, ce fut longtemps tout l’inverse.
Ce jour là, pour l’aider à se détendre, je lui ai dit : “Je t’autorise explicitement à me poser des questions. Si je n’ai pas envie de répondre je te le dirai.”
Et là j’ai été soumis à une rafale de questions dignes d’un interrogatoire de police. “Qu’as-tu mangé ce matin ?”, “Quelles couleurs pour ton site ?”, “Est-ce que tu as des frères et soeurs ?”. J’avais à peine le temps de répondre qu’elle me lançait déjà la question suivante.
Apprendre à poser des questions
J’ai essayé de guider Gwen en lui donnant des exemples de questions que j’aurais aimé qu’on me pose sur mes préférences, mes motivations, ma vision du monde. Au bout d’un quart d’heure à se creuser la tête, elle a capitulé et m’a dit : “Tu sais, je me rends compte que je ne sais pas m’intéresser aux gens.”
Sur le coup, j’ai compati et j’ai dit à Gwen que ça pouvait se travailler. Même si j’ai toujours eu plein de questions en moi (sur les autres, le monde, moi), je n’ai pas toujours su les identifier et les mettre en mots. Encore moins les utiliser de manière intentionnelle pour mieux connaître les gens.
Pour ça, il faut non seulement se défaire de l’idée que passé un certain âge on a perdu notre capacité d’apprendre, mais surtout se rendre compte que ça prendra du temps, qu’on fera des erreurs, qu’on devra répéter jusqu’à renforcer et intégrer ce qu’on veut mettre en place. Ça n’est pas différent d’un bébé qui apprend à marcher. C’est physiologique, le corps, le cerveau se transforment avec l’apprentissage.
Pour les questions, au-delà des types (fermées ou ouvertes) et des mots interrogatifs (qui, que, quoi, comment, pourquoi, combien), il y a tout un tas de motifs et d’effets à sonder. Donc, pour commencer, je m’étais fait des listes de thèmes sur les lieux, les gens, les actions, les relations, leur histoire, leurs préférences… Ensuite j’ai défini ce que je voulais faire : clarifier, explorer, obtenir un avis, orienter une discussion ou comparer différentes choses. En enrichissant cette boîte à outils, j’ai eu la sensation d’élargir mon potentiel de découverte et de connexion avec les autres.
Ainsi, j’ai découvert comment faire varier le flot et la direction de la conversation pour ne plus la subir. En théorie, il me suffisait de choisir les questions en fonction des effets désirés afin de maintenir mon intérêt et tisser un dialogue autour d’un intérêt commun. En pratique, j’avais besoin de quelque chose de plus pour créer un cadre sécurisant pour mes interlocuteurs et moi.
L’importance du cadre et de la relation
En 2022, j’ai participé à un projet d’écriture de nouvelles avec ma coach d’écriture Christine Leang et cinq autres “jeunes” écrivains (mettre le lien vers l’article En Marge). L’objectif était de faire un recueil destiné à être publié. C’était pour moi une sacré opportunité et les rencontres régulières en ligne nous permettaient de garder le cap et de nourrir notre motivation.
Le sujet que j’avais choisi : “une mère qui n’aime pas son enfant”, nécessitait de faire des recherches auprès des mères de mon entourage. Pourtant, poser ce genre de question à des gens proches, me semblait toujours délicat, même avec une boîte à outils améliorée.
Après quelques jours de réflexion j’avais une liste de points à explorer pour m’aider à structurer les interviews et il fallait que je me lance avant la prochaine réunion du groupe. Lors de la première interview, j’ai réalisé qu’au lieu d’être gêné, je me sentais à l’aise. Je n’étais pas simplement un curieux qui posait des questions indiscrètes, j’étais devenu un écrivain qui faisait ses recherches. Être dans ce rôle me donnait toute l’assurance dont j’avais besoin pour orienter la discussion et recadrer mon interlocutrice si (ça s’avérait) nécessaire.
Leurs réponses et la vulnérabilité qu’elles ont montré m’ont confirmé qu’on peut poser des questions qui sembleraient déplacées quand les rôles de chacun et le cadre s’allient pour donner un sentiment de sécurité. Ainsi, j’ai non seulement pu obtenir les informations indispensables pour la création de mes personnages, mais j’ai aussi pu accéder aux histoires et aux vécus de ces femmes d’une manière qui n’aurait pas été possible autrement.
Apprendre à écouter
Toutes ces interviews pour la nouvelle et les interactions avec Gwen, nous montrent qu’il est toujours temps de faire l’effort d’évaluer comment nous interagissons avec les autres et qu’en développant notre répertoire de questions, nous ne pouvons qu’enrichir notre relation et la profondeur de nos échanges avec eux.
Mais au-delà de ça, ces rencontres soulèvent aussi un aspect très important. Savoir poser les bonnes questions n’est pas tout. Si on se contente d’enchaîner une liste ou si on s’inquiète uniquement des informations qui nous manquent, il est facile d’oublier que nous avons une personne face à nous. Une personne qui telle un iceberg ne montre qu’une infime partie de ce qu’elle est. Alors rappelez-vous que ses silences et ce qu’elle ne dit pas vous raconteront toujours plus que ses mots.
Dans la seconde partie de cette série sur les questions, nous explorerons comment utiliser les questions pour se connaître soi. En attendant, continuez de créer votre réalité avec intention.
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